SOPHIA | Jiddu Krishnamurti: Se voir comme dans un miroir

The Collective Mind of Revue {R} • janv. 14, 2021

Updated August 9, 2021

SOPHIA

Technique pour vaincre la peur de la mort

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Ce qui nous préoccupe, c'est la transformation, la révolution psychologique totale de cette conscience. Pour explorer cette question, il faut déployer beaucoup de force mentale, et cette vigueur naît quand il n'y a pas de dissipation d'énergie. 


Jiddu Krishnamurti, A mind that is free

"Qu'est-ce qu'un esprit libre?" Extrait d'une allocution publique à Brockwood Park, UK, 1976

 Non, ce n'est pas Heidegger. C'est mieux.

Jiddu Krishnamurti 
est le philosophe en résidence spirituelle en {R}#3. Nous honorons la flamboyance de son intellect en concertation avec le cœur des choses, sa philosophie émancipatrice-absolue. 

Là où Heidegger dévoile l'être-technique et prédit ainsi ce qu'il nous réserve, Krishnamurti nous libère de nos névroses hypermodernes.

Bon retour parmi nous, Jiddu.

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Aux dernières nouvelles, le philosophe occidental ayant donné une explication plausible et originale sur les mécanismes de l'existence est toujours Martin Heidegger. Rien de neuf depuis les années 50, même si certains d'entre nous penchent pour Foucault, ou bien avant Martin: Spinoza. 

Bref, le corps collectif de {R} a débattu et à la fin, Heidegger a gagné parce qu'il était aussi Poète. Oui, Heidegger est un être ambigu, mais les humains le sont toujours. Oui, Martin n'est pas non plus un penseur facile, mais votre pensée l’est t-elle ? 
 
Chaque fois que vous pensez à votre propre vie, nous voulons dire, que vous y pensez sérieusement et que l'intime vous convoque, vous dérange ou menace de mettre un terme à votre existence, vos pensées sont-elles accessibles, "faciles" ? 

L'une des croyances collectives les plus néfastes consiste à penser que l'intensité ne sert que le divertissement ou les romances, et que tout ce qui tombe dans le champ de notre compréhension immédiate (tout ce qui est identifié comme intellectuellement "facile") est source de connaissance valable.
 
Nos vies intellectuelles et spirituelles sont bien pauvres et les réseaux sociaux en sont la preuve. Internet nous inonde de données si indéchiffrables qu'il faut recourir à des algorithmes - qui ne sont pas encore des robots, mais un système de liens logiques ou de commandes machinales - pour décoder le réel. Apparemment, le coût d'une vie simplifiée est une intériorité simplette. Nous avons des applications pour tout, des yeux rivés sur des écrans, des mains soudées à des téléphones "intelligents" bourrés de notifications triviales, virtuelles, mais importantes, de photos par milliers, donc oubliables (polluantes), tandis que des virus, des coups d'État, des guerres économiques et logistiques et autres réchauffements climatiques frappent aux portes du réel. 
 
Chaque fois que nous tapotons sur nos smartphones pour prendre le pouls de nos avatars numériques sur Facebook, Twitter, Instagram, Tik Tok, YouTube, Gmail, etc., nous nous démultiplions (un peu), nous nous perdons (certainement) et atteignons grandement l'ubiquité, ou plutôt, son illusion. Notre image sur Youtube est éternelle. Peu importe si le corps est vulnérable et se flétrit, en réalité. 

Pour survivre au ratio de l'angoisse, réel contre irréel, il ne reste que la fuite, comme disait Laborit il y a bien longtemps: la fuite dans les émotions gratifiantes et bon marché. Fuite et intensité font-elles bon ménage?

Concentration intense contre divertissement intense. À qui profite le crime?

Exister est une affaire intense et l'intensité produit toujours de l'angoisse matinée d'autre chose, masquée par le désir de se divertir à tout prix. Après tout, quand on ne peut pas contrôler le feu, autant le fuir. Mais l'intensité de l'existence peut servir d'autres fins que la dissimulation de l'angoisse. Demandez aux Poètes. Lorsqu'ils manquent d'intimité avec le réel et que la tentation du divertissement menace d'abrutir leurs intellects alertes, dans ces mots de Jiddu Krishnamurti, ils trouvent du réconfort:

Ce qui nous préoccupe, c'est la transformation, la révolution psychologique totale de cette conscience et pour explorer cette question, il faut déployer beaucoup de force mentale, et cette vigueur naît quand il n'y a pas de dissipation d'énergie. On perd de la vigueur mentale chaque fois que l'on cherche à vaincre ce qui est, à nier ce qui est, ou à l'analyser, parce que l'analysant est l'analysé.


Tout homme est en quête d'expérience. Il cherche à vivre autre chose que son quotidien. Nous nous ennuyons, nous sommes fatigués ou nous en avons assez de toutes les expériences que nous faisons dans la vie, et nous espérons saisir un vécu qui ne soit pas le produit de la pensée. 

 

"Vécu" signifie "aller jusqu'au bout", aller jusqu'au bout d'une chose et la terminer. Ça ne veut pas dire se remémorer la même chose et y revenir constamment. C'est pourtant ce que nous faisons.


Je vous demande d'être attentifs à ceci: un esprit qui exige de vivre autre chose que ce qu'il vit dans son quotidien physique et psychologique, qui exige quelque chose de bien plus grand et au-dessus de tout cela... eh bien, il ne fera l'expérience que de ses propres projections. Ainsi, ce vécu restera machinal, matérialiste, le produit de la pensée. 

 

Donc, lorsque vous n'exigez rien, qu'il n'y a ni déformation ni illusion, et que l'on a compris toute la signification du désir (le désir est aussi une distorsion), lorsque vous cherchez à examiner quelque chose, alors seul, l'esprit est enfin capable de se regarder sans aucune distorsion, comme vous voyez votre visage dans un miroir clair, la structure de la conscience étant libre. Le miroir reflète exactement ce qu'est votre visage. Il n'y a pas de distorsion à moins que le miroir ne soit déformé."

 

Exister est une affaire mystérieuse. Le mystère (autre nom de la complexité ou de l'inconnu) exige une concentration intense. Nous vivons une ère de divertissement intense. 

Se débarrasser de la technique?


Il est difficile d'être technophobe aujourd'hui. Le web 2.0 permet d'accéder et de diffuser des informations utiles et de combler le fossé géographique qui nous sépare de nos proches lors des pandémies. Mais la technologie hypermoderne ne fait que refléter notre  désir mordant d'échapper à notre finitude, et ainsi, déforme notre vision du réel.

 

Bien que plus spirituelle, la philosophie de Jiddu Krishnamurti fait écho à la mise en garde de Heidegger. Dans La Question de la Technique, le penseur allemand oppose à la capacité de penser de l'homme l'essence même de la technologie, limitante, réifiante, distrayante. Une lecture visionnaire, si l'on considère les effets de la cupidité financière, de l'inculture scientifique et autres conspirationnismes sur notre monde devenu hyper-technologique soixante-dix ans plus tard. 

 

La Question de la Technique est un exercice philosophique délicieux, une monstration, dans le jargon des phénoménologues, un art dans lequel Heidegger et Krishnamurti excellent tous deux. Une monstration réussie est dense mais paisible. Son observation d'un événement culmine en alétheia, ce moment où l'observateur prend conscience du plus- vrai-que-l'évidence. "Monstration" nous a donné le mot "monstre".


Si votre intellect endure et survit aux monstrations de Krishnamurti et Heidegger, vous en aurez fini avec les selfies. Finies aussi les stories, votre vie simplifiée en 280 caractères et vos jolies assiettes pleines de nourriture dont le bio ne peut être capturé que par le filtre instagram adéquat. Quelque chose se révélera à vous, une chose que vous ne pourrez plus ignorer, une déformation ou distorsion de soi, une grosse difformité. 


"Vécu" signifie "aller jusqu'au bout", aller jusqu'au bout d'une chose et la terminer. Ça ne veut pas dire se remémorer la même chose et y revenir constamment. C'est pourtant ce que nous faisons.

Jiddu Krishnamurti, 1976


Plus d'entre-soi technologique familier ou forcené. Terminé. Vous gagnerez en clarté, en spatialité intérieure, en vigueur et souplesse intellectuelles, en clarté.


Documenter sa vie n’empêche pas de mourir. C’est la mort, le problème. Sa signification, sa raison d'être, son vouloir dire.


Tant que nous n'aurons pas résolu l’énigme terrifiante de la mort, monstrée dans les virus, le dérèglement climatique, mais aussi dans la naissance de nos corps sains jusqu'à ce qu'ils ne le soient plus, nous n’aurons besoin que de clarté. Et si la technique ne sert pas la clarté, elle ne sert pas la vie et nous devons nous en débarrasser.

La technique, le religieux et notre mort 


Qu'il soit mythifié ou technologisé pour divertir, le mystère de notre nature mortelle ne disparaîtra pas de sitôt. Ou peut-être le fera-t-il, quand nous commencerons à nous poser les bonnes questions. En voici quelques-unes : 
 
Est-ce que vivre, ça me fait mal? Est-ce que le présent m'angoisse? Est-ce que l’avenir me terrifie ? Je ne suis pas millionnaire: ma vie a-t-elle de la valeur ? Je suis millionnaire: est-ce que ça suffit ? Je suis milliardaire : suis-je compétent pour résoudre les problèmes du monde ? Je suis célèbre : suis-je compétent pour verbaliser les problèmes du monde ? Comment résoudre les problèmes de ma communauté alors que je n'ai pas résolu les miens ? Qu'est-ce que la vraie liberté ? La stupidité est-elle une maladie contagieuse ? Existe-t-il un vaccin contre l'angoisse ? Existe-t-il un vaccin contre la peur de mourir ? Comment ne pas mourir maintenant ? Quand vais-je mourir ? À quoi me sert ce que j’ai appris ? Mes connaissances sont-elles utiles maintenant? Mes connaissances seront t-elles utiles à la fin? 
 
Les questions sont sans fin, nos corps ne le sont pas.  
 
Le web 2.0 avec son grand rêve d’intelligence artificielle et de corps multiples prétend nous libérer de la réalité brutale du Dasein, cet état d'être-ici, geworfen, thrown, jeté dans un corps unique, péremptoire et frêle. 

Pourtant, la technique n'est rien d'autre qu'un discours (logos) sur le faire (technè) et si elle se porte aussi bien alors que nos vies vont aussi mal, c’est parce qu’elle emprunte un peu d'immortalité au religieux pour nous charmer. Il faut reconnaître aux religions un courage supérieur: celui de dire, raconter, symboliser la mort. 
 
Ce que nous voulons, ce qui nous ronge et nous pousse à documenter notre vie à l'infini avec nos smartphones, c'est une tentation religieuse, la possibilité que nous ne soyons pas aussi finis que nous le pensons (sans pouvoir le prouver car le réel biologique et ses virus divers et variés monstrent le contraire). 
 
Malgré les nombreux scandales et l'obsolescence évidente de ses cosmologies, la religion continuera de prospérer. Nous ne parlons ni de religion en tant qu'institution politique, ni du dogme religieux ourdi par des hommes et des femmes oublieux des Dieux, encore moins des mythologies religieuses, souvent majestueuses mais trop souvent incomprises. 

Ce qui continuera de prospérer, c’est l’être-en-religion, l’être tendu vers l’absolu, empreint de révérence, vibrant de sacré, cet être en révolution intérieure, en quête du plus-vrai-que-l'évidence. Parce que, de toutes manières, l'évidence ne fonctionne plus.  

Un peu d’évidence pour conclure

Voici un fait évident : contracter le covid est douloureux, violent.  La présence de ce virus parmi nous exige donc une extrême prudence et un respect (religieux) pour notre propre vie, et celle des autres. Les beuveries de début, milieu ou fin d’année en promiscuité (indésirables pour la plupart: qui aime les repas de Noël en famille?) et les voyages de loisirs et d'affaires doivent attendre. Entre la pertinence de son compte Insta et celle de son corps: bien choisir.

La vie des Poètes

Voilà notre avis: 

Le poète est celui qui magnifie l’ordinaire, qui exalte et met en joie. Mais il habite aussi les profondeurs et vous informe que la Poésie ne nous guérira pas du covid, que la Poésie ne saurait pallier aux intellects défectueux ou morbides. La Poésie est le produit d’une intelligence subtile, englobante, sacrée, apaisée, supravitale.

Le besoin de souffrir constamment pour apprendre est chose monstrueuse ou bête. Ce n'est donc pas pour nous: nous sommes sapiens-sapiens, celui sait deux fois, et avons maintes fois prouvé que nous étions capables de beauté. 

Si nous avons besoin d'une aléthéia fulgurante, d'un réveil massif, brutal, alors les douleurs à l'horizon sont pleines de promesses. 

Mais l'être-poétique est proche de l'être-religieux: en temps obscurs ou éclairés, il espère, incante, convoque la prééminence de la vie sacré. 

Seule la Poésie peut conclure: ce numéro 3 de {R} rend hommage à l'un de nos pères-fondateurs, Herman Hesse.


Écoutez "A Dream about the Gods," un rêve lucide,  mélancolique, triomphal, où le dieu de la science retrouve enfin ses comparses. Si vous êtes germanophone et souhaitez nous faire la lecture de cette nouvelle dans la langue natale de Hesse, contactez-nous!


Pour penser encore avec Jiddu et Martin, faites un petit tour dans notre librairie secrète

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